Accueil

La mémoire vivante des derniers patoisants rhônalpins

Le Centre de Dialectologie de Grenoble a entrepris, depuis plusieurs dizaines d’années, une exploration en profondeur des parlers francoprovençaux et occitans de la région Rhône-Alpes. Actuellement, une véritable course contre la montre est engagée pour recueillir la parole vivante des derniers patoisants de nos villages.

Cet Atlas appartient à une nouvelle génération d’Atlas Linguistiques : il s’agit d’un atlas linguistique « parlant ». À la différence des atlas « classiques », édités sur papier, un atlas linguistique de ce type donne la possibilité d’interroger de façon instantanée une base sonore et d’entendre prononcer un mot choisi pour chacun des points d’enquêtes. Cet atlas ne constitue pas une complète nouveauté, mais fait suite à une forme prototypique d’atlas réalisée, il y a quelques années, dans le cadre d’une thèse dirigée par le Professeur Michel Contini et consultable sur le site du Centre de Dialectologie de Grenoble.

Ce projet couvre un large domaine d’enquête correspondant à une juxtaposition de l’ensemble de la région Rhône-Alpes et du domaine francoprovençal, avec quelques débordements sur les régions limitrophes. Linguistiquement parlant, cette zone englobe la totalité du domaine francoprovençal ainsi que les aires occitanes de l’Ardèche et la Drôme (plus 3 points occitans hors Rhône-Alpes et un point d’oïl).

Les enquêtes ont été effectuées dans les 8 départements de Rhône-Alpes et le Doubs (République du Saugeais) avec une extension au domaine linguistique franco provençal de la Suisse Romande et de la Vallée d‘Aoste.

L’enquête a été menée à partir d’un questionnaire d’environ 850 mots ou petites phrases, choisis dans tous les domaines de la vie de tous les jours pour rendre compte de la richesse du vocabulaire de chaque parler.

Le réseau

Après concertation et pré-enquêtes, ont été retenues une cinquantaine de localités représentatives, essentiellement choisies en raison de la présence d’informateurs potentiels. Cela représente ± 5 points d’enquêtes par département, répartis de façon aussi équilibrée que possible, lorsque la situation linguistique le permet. Il est cependant vite apparu que la conservation s’était faite par zones de « résistance » où le nombre de patoisants est élevé face à des zones de « désert dialectal ». Comme la finalité de ce projet est de donner une image du paysage linguistique qui a précédé le monolinguisme français qui règne en maître sur notre territoire, la variation a été privilégiée. Le résultat est linguistiquement cohérent, mais il ne rend, naturellement, pas compte de la densité de représentation des parlers locaux.
Pour prendre un exemple : dans le département de l’Ain, l’enquête de Prémillieu (Bugey) a été faite auprès de Raymond Gramusset, unique et dernier locuteur du village alors qu’en Bresse, pour les 3 points préalablement sélectionnés, le nombre de locuteurs potentiels était relativement élevé.

La difficulté rencontrée dans la recherche des locuteurs a sensiblement modifié la stratégie habituelle. Dans les années 1950, à l’époque où le projet du « Nouvel Atlas de France par régions » a démarré, le paysage linguistique de la future région Rhône-Alpes était bien différent de celui d’aujourd’hui : en zone rurale, tous les locuteurs de plus de 60 ans étaient bilingues – quelquefois même d’un bilinguisme défavorable au français. La situation n’était pas homogène cependant, comme l’ont commenté les créateurs des divers atlas qui couvrent la région. Dans certaines parties de la zone, les informateurs étaient (déjà !) rares et très âgés. La situation ne pouvait qu’empirer.
Cette situation désastreuse a eu pour effet de créer – un peu tard, il est vrai – des réactions qui ont conduit à la mise en place d’associations de défense de la langue. Le point positif, si l’on peut dire, aurait pu être que l’existence de ces associations facilite la prise de contact avec des locuteurs potentiels. Or, cela n’a pas été le cas. De la (presque) centaine d’associations contactées, seules quelques-unes ont répondu (voir Partenaires). La simple mention d’Internet a souvent eu un effet rédhibitoire.

La méthodologie

De l’évolution du « paysage linguistique » a découlé une évolution du mode d’enquête. La phase de pré-enquêtes, destinée à tester le questionnaire, a montré l’inadéquation partielle du questionnaire d’essai, mais surtout un besoin d’adaptation méthodologique. Même si les informateurs retenus ont parlé patois dans leur jeunesse, rares sont ceux qui le pratiquent encore quotidiennement, d’où, beaucoup de difficultés à se remémorer certaines parties du vocabulaire, pourtant très courant. L’envoi du questionnaire, accompagné, à la demande, de photos (les plantes sauvages et les oiseaux surtout), a permis de résoudre cet inconvénient dans bien des cas, puisque que cela rendait possible une réflexion préalable.
À partir de ce moment, certains informateurs ont, « de peur d’oublier », écrit leur réponse sous le français correspondant. Après avoir constaté que l’enregistrement de ces enquêtes pour lesquelles le questionnaire avait été rempli durait moins de 3 heures – digressions mises à part – , il a été fortement recommandé aux futurs enquêtés de transcrire au moins les réponses qui ne leur seraient pas « immédiates ». Cette méthode présente le risque d’inciter les informateurs à rechercher des informations dans des glossaires. Cependant, le but de cet atlas étant de donner une idée des parlers « historiques » de la région Rhône-Alpes, pas de prétendre qu’on y parle toujours ainsi, le risque n’est pas grand.
En trois ans d’évolution, la méthodologie finalement utilisée aurait fait bondir l’enquêteur principal de l’Atlas linguistique de la France (ALF), Edmond Edmont !

Les résultats

La qualité des enregistrements est très variable. Les bruits extérieurs, le stress face au micro (au départ), la fatigue au bout de 3 heures d’enregistrement, tous ces paramètres – et probablement d’autres – ont eu une incidence notable sur les résultats.

Les bruits

La majorité des enregistrements ont été réalisés en condition naturelle, souvent au domicile de (ou des) informateur(s). Les toutes premières enquêtes ont même été faites en présence d’amis, de voisins de l’informateur. L’allongement de la durée de l’enquête (due à des interventions fréquentes, rires …) et la médiocrité des enregistrements ont motivé de limiter le nombre de participants.
Cependant limiter le nombre des intervenants ne résout pas le problème des interférences extérieures et ce facteur joue un rôle important pour la qualité de l’enregistrement. Malgré la meilleure volonté du monde, il n’est pas possible de supprimer tous les bruits environnants : il est toujours possible d’arrêter un frigo, d’arrêter une pendule (ou de la changer de place) mais il est impossible de prévoir à quel moment va passer un avion ou une voiture. Lorsque le bruit a été perçu, la partie de l’enregistrement affectée a été immédiatement refaite. Mais certains bruits ne sont apparus que lors du traitement de l’enregistrement. Chaque fois que cela a été possible, l’enregistrement a été refait. Mais, la charge financière qu’aurait représenté une campagne systématique de compléments d’enquête n’a pas toujours permis de retourner sur place.
Après le traitement de chaque enregistrement, les données absentes (ou peu satisfaisantes), pour quelque raison que ce soit : oubli, bruit rendant impossible de présenter la donnée …, ont été inscrites dans un fichier en vue d’une possible rectification.

L’absence de données

L’absence de données ne s’explique pas toujours par des bruits ou un oubli. Dans un petit nombre de cas, elle était prévue. Le questionnaire, identique pour tous les points d’enquête, contient un nombre de questions – limité certes –‚ se rapportant à des réalités qui ne sont pas communes à l’ensemble du réseau : l’Ardèche et la Drôme qui ne connaissent l’épicéa qu’en « sapin de Noël » n’ont pas de terme dialectal pour le nommer.
Quelquefois, l’absence de réponse correspond à un thème dans lequel l’informateur (ou l’informatrice) s’est déclaré(e) tout à fait incompétent(e). Dans ce cas précis, l’ensemble des questions concernées pourra faire l’objet d’une autre enquête dès que la possibilité se présentera.

Les écarts

Tous ceux qui ont appris une langue étrangère le savent : d’une langue à l’autre, la même réalité ne s’exprime pas de la même façon.
Le genre et le nombre : à partir d’un même mot latin, on peut rencontrer dans les langues romanes des féminins ou des masculins. L’occitan désigne le sel par « la sau », une pomme par « un pom », … Pour les petits oiseaux sauvages (étourneaux, hirondelles notamment), c’est souvent le pluriel qui vient spontanément. La raison, ici, n’est pas d’origine linguistique mais liée à la perception de l’environnement.
Les verbes à l’infinitif : à la question : « Comment dit-on « pleuvoir » ?, l’informateur répond : « il pleut ». Cette difficulté de réaliser un infinitif hors contexte, a déjà été signalée dans des études précédentes (atlas papier, monographies). Donner l’infinitif hors contexte est faisable, mais est ressenti extrêmement artificiel.
Les articles et les possessifs : il n’y a pas toujours coïncidence entre l’article affiché sur le menu et la réalisation, notamment pour l’article défini. Il a souvent fallu insister pour obtenir « la » au lieu de « une », « les » au lieu de « des ». De même « ma fille » est quelquefois exprimé par « notre fille », et « mon père » par « notre père » ou le « père ».
Si certains écarts, qui ne se justifient pas par la variation linguistique, ont subsisté, c’est qu’il a été quelquefois bien difficile de faire répéter. Demander à une personne âgée une attention de 3 heures sans discontinuer, souvent, à l’heure de la sieste, implique un peu de souplesse dans les exigences.

Jeanine Elisa Médélice
Professeure émérite
Université Grenoble Alpes.